Comment j'écris mes fictions
(Aveu de juin 2006 à Janine Massard pour le site Culturactif, retouché en 2017)
Je pousse toujours plus loin quelques principes, mais en fonction même de l'un de ces principes, l'équilibre, je me retiens. Et c'est ce double mouvement de l'écriture, laisser aller et retenir que l'on retrouve ici. Ainsi de la digression qui se greffe sur un mot, et croyez bien que j'en supprime de nombreuses, puis sur un mot de cette dernière, une nouvelle encore, créant une arborescence, pour enfin finir d'enchâsser le tout en terminant la phrase initiale par le verbe parfois, ce n'est ni tout à fait latin, ni allemand, même si ça peut y faire penser. Les ajustements, les corrections, les nuances viennent de ce qu'il n'y a aujourd’hui plus de vérité acceptable. Celles qui sont dites sont mensongères. Ma vérité est faite de ces nuancements infinis, tonnerres silencieux et essentiels oxymores.
Si j'aime ma terre, je suis un exilé, ce qui n'est pas grave, un solitaire, ce qui est essentiel à la création, tenu à l'écart des médias pour écrire une langue singulière qui renverse ou incorpore les clichés, en regardant le monde sous un angle différent. Nos contemporains ne se préoccupent plus que d'économie. L'économie de mes livres, c'est l'acceptation du réel, l'histoire, la géographie, les médecines, les religions, l'art, la qualité, les gens, le trivial, les détails, le rêve, la symbolique, l'inutile et la pataphysique, ce qui passe facilement pour un refus du réel. L'entassement aléatoire, la revisitation vivifiante des strates, d'où les mots gaulois, latins, grecs, vaudois, argotiques, parfois patois, alémaniques avec un refus actuel et non dogmatique des invasions anglo-saxonnes parce qu'elles ont liées au tout-à-l'économie, comme il y a le tout-à-l'égout, au snobisme et à l'arrogance du bottin mondain ou publicitaire.
Surtout la juxtaposition de ces citations, de ces réverbérations de toutes les littératures, des strates de langage, imparfaits du subjonctif et onomatopets, cela a déjà existé partout, de la littérature chinoise à la littérature espagnole, et cela revient, mais il y a de fortes résistances, en moi déjà et ailleurs. Je cherche à convoquer dans mon texte toute la richesse symbolique des images pour qu'elle étiole, en moi au moins, ce monopole économique, sans illusion, comme un guerrier qui se veut impeccable, sachant que son temps passera, qui s'exerce tous les jours parce que c'est son destin.
De la bande dessinée, à part le dessin, j'ai retenu la possibilité de travailler sur différents niveaux de lecture et de favoriser autant le lecteur pressé que celui qui ne craint pas de relire. Je trouve cela plus difficile dans le roman, et aujourd'hui, mais je m'y efforce. Il y a une lecture poétique, onirique qui répond à une écriture poétique, onirique, qui ne devrait pas empêcher une lecture ordinaire, mais je ne suis pas sûr d'y être arrivé.
L’époque veut des livres à l’écriture simple et souvent des histoires de poubelles, drogues, déchéances diverses, misères des urbanisations folles, je choisis le réenchantement, la nature, la femme, l’érotisme.
Si l'Occident a inventé l'ordure, donc la poubelle, donc le culte d'icelle, avant et ailleurs il y a un cycle continu entre le désir, la conquête, l'usage, le rejet et le recyclage. Cette dernière partie initiait un nouveau cycle pour un autre organisme... Je ne la rejette point, cette poubelle, car tout le réel m'interpelle, même la bêtise, je ne les cultive pas avec complaisance... Mais je considère mon œuvre comme un lieu spiralé où les pôles opposés, les couples antagoniques, les tensions s'exercent, s'expriment afin d'engendrer une harmonie, un équilibre au moins et de rappeler à l'Occident que l'équilibre est la figure fondamentale de l'humanisme. A travers des formes telles que, ici, le surgissement ou l'engloutissement et le tourbillon généré par ces deux figures. Mes livres sont généralement construits sur des couples, passage/barrage dans Lune de nielle, solide/fragile dans Solide obsidienne et anadyomène/catadyomène ou jardin/urbanisation dans certains récits de Nénuphars. Je sens comme les ésotéristes ou les taoïstes que les contraires s'équilibrent et je les mets en scène, cherche le point, le lieu, le rythme, la musique de l'équilibre, c'est une écriture d'énergie, de mouvement, ce qui peut dérouter.
Il y a dans mon écriture du binaire charnu et orienté, enrichi d'harmoniques, parfois des groupes ternaires pour alterner, comme dans une éclipse où l'ombre chasse la lumière et puis la lumière l'ombre avant que la nuit reprenne son empire avec l'obscure clarté qui tombe des étoiles...
Ma prose est poétique, mais prosaïque en ce qu'elle déploie, voire explicite la métaphore basique parfois jusqu'à l'aplatissement ou l'émiettement, desquels surgit par sporulation, à n'importe quel stade, une nouvelle image, comme l'évolution des espèces par exemple qui reprend sans cesse des formes, les déforme ou les habille différemment.
Je ne veux pas bercer la lectrice par une encre "amabile", et si je ne crains pas les caresses, j'use plutôt du choc sous toutes ses formes, provocation, ironie, scepticisme et croyance par exemple. Prendre les choses à l'envers, dire ce qu'on ne dit pas ou quand on ne le dit pas ou dans le contexte dans lequel on croit qu'il faudrait éviter de l'écrire.
Je souhaite des lecteurs, mais je tiens à cette transmission du vocabulaire par exemple, des mots d'avant, à les ancrer par l'écriture, les écrits ne restent pas tous, mais les mots s'envolent, il faut les rattraper, les expliciter, leur faire rendre leur jus, leur énergie, cela ne les tue pas mais les fait vivre. Des mots de toutes les sciences et les techniques.
L'origine, l'évolution des mots nous enseignent, un mot est un passage et je suis un passeur. Je ne fais pas de manuel scolaire car je crois à la méthode par immersion, à l'intégration de la fiction et de l'essai. J'essaie de simplifier pour communiquer, mais sans renoncer à déployer les images et leurs nuances. Ecrire sur une ligne pour rendre un univers infini, c'est encore plus difficile que dans la bande dessinée.
Les contraintes, c'est ce dont je tente de me libérer. Je ressens celles de la génétique, celles du corps et de ses limites, celles de l'éducation et celles de la société. La création, l'écriture est une voie de la libération. Et je ne crois qu'à cette liberté, celle qui est forgée et qui en se forgeant se renforce. Si j'ai toujours écrit, dès l'âge de quinze ans, il me semble que c'est depuis 2003, en écrivant vingt heures par semaine, que je sens ce flot curieux et furieux qui râpe, racle et érode les barrières citées plus haut, arrachant au passage des blocs, des débris, des nappes de charriage entières parfois qui seront refondues dans le feu et recristallisées sur le papier pour devenir musique.
En d’autres termes il s’agit d’effacer mes préjugés, de les limer, de les dissoudre pour qu’ensuite cette catharsis puisse éventuellement aider le lecteur à partir de sa lecture à faire de même.
Le rêve est une méthode efficace, l'observation, l'intuition, l'image et son exploration, que ce soit à la montagne ou au supermarché, tout cela est repris dans une difficile description verbale et des interprétations contradictoires.
Il y a une jubilation à chevaucher et à se laisser emporter par cette force innommable que chacun a en lui sans doute et qui ronge son frein si on ne la laisse pas galoper, tout en la ramenant sur la feuille de papier.
Suis-je mélancolique ? Il est certain que je ne peux écrire de textes sans ce mélange d'humours divers et de bile noire, d'instants de désespoir et souvent de rage.
Aussi le mouvement de l'écriture épouse toujours plus le mouvement du corps (ou de l'âme). Je ne crois pas que l'on puisse séparer les deux en écrivant, pas d'érotisme sans esprit ni sans corps. Le corps exhibé dans le monde est instrumentalisé, je cherche à le restaurer, le restituer dans le mouvement de l'écriture avec ses hésitations, ses fureurs aussi, avec la distance qui impose le rire.
La phrase, comme tous les événements, peut durer indéfiniment longtemps, elle finit toujours par s'arrêter. Parfois elle compte trois mots. Elle porte presque toujours le rire noir, la blessure rouge et sa réparation lumineuse.
L'humidité aujourd'hui (dans Nénuphars), demain le feu peut-être. L'élémentaire comme brique de l'univers.
Et peu m'importe au fond que l'on se greffe des poils, qu'on s'épile ou qu'on reste comme on est, en revanche flairer et suivre les traces des matrices qui orientent ces choix, les mettre en lumière, dépouiller le texte ou le remplumer, décrire les mécanismes, les vivre, les écrire, rapprocher les extrêmes, tels le panda en peluche et la Vénus de Milo, ou fendre les points communs, refuser la xyloglossie autant que possible, oui.
Subjectivisme, forcément, mais ancré dans le réel et critique, car comment déboucher sur l'universel si ce n'est en écrivant à partir des mouvements de son corps-esprit.